Essai sur l’« interprétation ».
En préambule et en toute modestie, rappelons la phrase mémorable : (Les musiciens interprètes exécutent une œuvre musicale et, pour nombre d’entre eux, c’est vrai !)
Attitude bien réductrice, vous l’admettrez, et qui ne tient point compte du sens profond du morceau. Par sens, entendons non seulement la compréhension, mais aussi la sensation de la peau qui frise et des poils qui se dressent, de l’irrépressible besoin d’écouter en boucle ou quelque autre manifestation cutanée, auditive ou psychique de votre choix, tant pour l’auteur que pour les auditeurs.
Et de quel musicien peut-il s’agir ?
Apparaît aussi le musicien de niveaux divers, soliste ou accompagnateur, souvent membre d’un groupe constitué, qui cherche à se perfectionner techniquement, mais qui peut aussi, dans son environnement, s’exprimer plus librement sur un morceau, même très écrit, voire fédérer des compétences et des sensibilités autour de projets, certes, à priori moins techniques, mais tout aussi porteurs de sensations et de surprises agréables ou d’avance pardonnées.
Ils sont tous deux imprégnés des caractéristiques intrinsèques de la musique et notamment de celles qui tendent à harmoniser l’influx nerveux et les vibrations circulatoires des êtres vivants avec les grands mouvements ondulatoires de l’univers. Les fréquences rencontrées sont donc immensément vastes, variées et variables, ce qui diversifie les possibilités de connexion et donc de mise en cohérence des sensations entre proposants et écoutants.
L’être humain dispose de plusieurs sens pour ce faire : l’ouïe, bien entendu, mais aussi la vue pour lire l’écrit musical, voire les paroles qui l’accompagnent et aussi le sens tactile qui lui permet notamment de palper son instrument et de recevoir jusqu’à cette irritation et cette poussée de je ne sais quelle hormone qui dresse les cheveux lors d’un concert.
Occasionnellement, peuvent s’y associer le goût que l’on pourrait illustrer par la gluante absorption de grains soufflés lors d’une séance de cinéma et aussi l’odorat excité par les effluves inhérentes aux espaces fréquentés, ajoutées à celles exhalées par le nombre et les aléas des publics présents.
Qu’est-ce alors que la sensibilité ?
Elle peut être un état chez certains, mais aussi le résultat d’une introspection, d’une focalisation, d’une concentration des sens sur l’envie, le besoin, le souhait de ressentir les variations des vibrations communiquées. Chacun a la sienne et elle varie suivant les humeurs et les sujets proposés.
Notons d’emblée que pour un musicien proposant, elle ne peut être exprimée sans la maîtrise de l’instrumentiste et sans qu’il se soit approprié le morceau dans le cerveau, les mains, les oreilles par un travail d’analyse et de pratique en détail des indications spécifiques ou convenues ajoutées à la cohérence d’individualités s’il y a groupe.
La sensibilité commence donc à pouvoir s’exprimer au-delà de la technique et s’établit à partir de la pénétration du morceau dans l’émotion et toutes ses formes excitées.
L’interprète peut alors illustrer sa prestation et la présenter agrémentée des subtilités qui colorent le discours premier.
Est-ce alors de l’improvisation ? Non bien sûr ! il s’agit ici seulement des irisations de la surface de l’eau et non de la coloration de sa masse.
Nous parlons des peu de choses essentielles : un silence en suspension, un vibrato subtil, un glissando léger, une modeste appoggiature ajoutée, un glissement du rythme, un étirement invisible de la note majeure et autres expressions permises, entre autres, par les spécificités de l’instrument.
Notons que celles-ci ne peuvent être répétées en même place que sur des phrases à strictement même sens, conduisant alors à l’obsession, voire à la surcharge mentale.
Comment la sensibilité transmise est-elle reçue par l’auditeur ?
On peut penser que s’il s’est placé en position d’écoutant, c’est de sa volonté propre et que s’étant mis dans l’ambiance, informé de la prestation, de ses composants et de ses exécutants, il est en état de recevoir et d’être subtilement surpris, tant par les particularités que par les imprécisions à déguster.
A ce propos, une expérience est à relater : celle de deux concerts à quelques années de distance d’une jeune chanteuse à personnalité.
Le premier, peu après son lancement national ou l’ambiance était conviviale, ses déplacements libres et son expression tout à fait personnelle et pleine de la sensibilité qu’elle transmettait avec bonheur et passion ; le second, après une période de formation outre-atlantique ou elle proposait plusieurs des mêmes chansons avec une technique parfaite, des déplacements calculés et accompagnés, des expressions impeccablement exécutées et parfaitement placées ; une mécanique horlogère sans accrocs, sans fantaisie, sans personnalité et d’un ennui total au point de regretter l’investissement.
Abstraction faite des spécificités et simplicités de la partition présentée, « C’est extra » de Léo FERRE pourrait proposer une tentative d’illustration. Cette œuvre à la sensualité puissante s’appuie sur des sentiments, des sensations personnelles et collectives essentielles qui génèrent des images, des couleurs, odeurs, ainsi que des rappels d’expérience facilement identifiables et reproductibles.
Tentons, sans objectivité aucune et nulle attention aux pré-acquis et opinions de chacun, d’y relier écrit, notes, paroles et sensations courbées par des expressions échangeables.
La gamme choisie, à la tessiture du chanteur, extériorise ses caractéristiques propres dont les 4 dièses ajoutent une tension sourde enrobée d’une subtile délicatesse.
La pulsation, indécise, oscillante, ni lente ni rapide, ni saccadée ni fuyante, maintient une interrogation assurée.
Dès l’introduction, le balancement rythmique des croches accentue ces impressions, stabilise le déroulé, lancinant à l'égal décamétrique des trains anciens.
Le CHORD, s’installant sur la ligne de basse en clé de Fa, peut exprimer pleinement sa rythmique dans l’accord de Mi indiqué. Pourrait-il, montant d’emblée les tensions, appuyer un accord de Sol dans la première mesure, un accord de Si septième en inspiration sur la deuxième et rejoindre sournoisement celui de Mi en support de la mélodie s’introduisant ?
La BASSE, de croche et noire pointée, à cheval sur les mesures, s’isolant sur des silences conséquents, dans sa descente profonde, accentue le staccato de chemin de fer ancien, régulier, sourd et de creux vibrant au corps. La structure de l’instrument impose cependant de monter d’une octave la ligne écrite.
La mélodie, de faible ambitus, s’insère dans ce plan aussi par ses croches en trio et la ‘croche noire’ répétitif.
La première mesure peut s’exprimer en respectant strictement les valeurs, mais aussi par un decrescendo léger ajouté à un abrégeât de la noire. Ce brin de silence en transition de la noire de Ré peut ajouter à la tension de l’ensemble.
Rien n’interdit de laisser la priorité sonore au CHORD ou à la BASSE dans les moments d’inter-tension ou d’ajouter ces deux instruments à une montée en puissance du mélodiste ; c’est à la perception sensorielle de chacun d’en proposer le sens en débats ouverts et successifs puis d’en noter et mémoriser les critères d’exécution convenus.
Pour conclure, les caractères naturels et puissants des tensions variées dans l’exemple proposé facilitent la perception des sensations induites ; il peut être plus délicat de débattre sur un thème subtil, fin ou complexe ; la réflexion en commun et la connaissance des expressions possibles aux instruments n’en sont que plus nécessaires.
Et d’autres qui vous amènent plaisir.
Article : François BOCCIARELI